Les analystes de la Banque Scotia étudient l’effet de la délocalisation sur l’approvisionnement mondial et sur la croissance des marchés nord-américains.
27 min d'écoute
Résumé de l’épisode :
La délocalisation à proximité transforme les chaînes d’approvisionnement mondiales et stimule une croissance considérable sur les marchés nord-américains, en particulier au Mexique. Dans cet épisode du balado Le point sur les marchés, Rodrigo Echagaray, chef, Recherche sur le marché des actions – Amérique latine et chef, Gestion de produits mondiale, anime une discussion avec Francisco Suarez, analyste, Amérique Latine ciment, construction et immobilier; Konark Gupta, analyste, transport et aérospatial; Tristan Richardson, analyste, technologies propres et infrastructures énergétiques; et Patrick Bryden, analyste et chef, Recherche ESG. Ils discutent de la façon dont la délocalisation à proximité entraîne une croissance importante de l’industrie manufacturière et de l’immobilier au Mexique, tout en accélérant l’intégration des réseaux aériens et ferroviaires de l’Amérique du Nord. Ils expliquent également pourquoi les facteurs ESG sont essentiels à la délocalisation à proximité et à l’essor des technologies propres en Amérique du Nord.
Haut-parleurs de podcast

Rodrigo Echagaray
Chef, Recherche sur le marché des actions – Amérique latine et chef, Gestion de produits mondiale

Tristan Richardson
Analyste, technologies propres et infrastructures énergétiques

Francisco Suarez
Analyste, Amérique Latine ciment, construction et immobilier

Patrick Bryden
Analyste et chef, Recherche ESG

Konark Gupta
Analyste, transport et aérospatial
Présentatrice : Vous écoutez le balado Le point sur les marchés de la Banque Scotia. La série de balados Le point sur les marchés fait partie de la série Capital de connaissances. Elle vise à vous présenter les perspectives des leaders et experts des Services bancaires et marchés mondiaux de la Banque Scotia.
Les marchés de l’Amérique du Nord, et surtout du Mexique, connaissent une croissance inouïe grâce à la délocalisation à proximité, qui transforme les chaînes d’approvisionnement mondiales. Dans cet épisode du balado Le point sur les marchés, Rodrigo Echagaray, chef, Recherche sur le marché des actions – Amérique latine et chef, Gestion de produits mondiale, anime une discussion avec Francisco Suarez, analyste, Amérique Latine ciment, construction et immobilier; Konark Gupta, analyste, transport et aérospatial; Tristan Richardson, analyste, technologies propres et infrastructures énergétiques; et Patrick Bryden, analyste et chef, Recherche ESG.
Ils nous expliqueront la forte croissance que génère la délocalisation à proximité dans les secteurs manufacturier et immobilier du Mexique, ainsi que les avantages qu’en tirent les réseaux aériens et ferroviaires d’Amérique du Nord. Ils aborderont aussi le rôle vital des facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans la délocalisation à proximité et l’essor des technologies vertes en Amérique du Nord.
Sans plus attendre, je vous laisse entre les mains de Rodrigo Echagaray.
Rodrigo Echagaray (R. E.) : Les risques géopolitiques, les différends commerciaux entre les États-Unis et la Chine et les confinements pendant la pandémie ne sont que quelques-uns des récents enjeux qui nous ont montré l’intérêt de la délocalisation à proximité pour diminuer les risques liés aux chaînes d’approvisionnement. Pouvoir compter sur des chaînes d’approvisionnement fiables, résistantes et durables est une priorité de plus en plus importante aux yeux des pays et des conseils d’administration qui prennent des décisions d’investissement à long terme. La tendance à la délocalisation à proximité a vu naître plusieurs initiatives gouvernementales et une montée en puissance de la fabrication en Amérique, dont les partenaires de l’Accord Canada–États-Unis-Mexique (ACEUM) bénéficieront grandement selon nous. Le Mexique, maintenant perçu comme l’épicentre de la délocalisation à proximité, est même devenu le principal partenaire commercial des États-Unis cette année. Selon nous, cet élan n’est pas près de s’essouffler. Beaucoup d’entreprises souhaitent ardemment restructurer leurs chaînes d’approvisionnement de A à Z et décident de relocaliser leur production. Les experts que vous entendrez aujourd’hui sont aux premières loges des tendances de la délocalisation à proximité vu leur forte présence au Mexique. Leurs précieux renseignements pourraient vous aider à bien comprendre ce vent de changement installé en Amérique du Nord.
Francisco, auriez-vous l’amabilité de briser la glace et de nous expliquer comment la délocalisation à proximité a aidé le Mexique à devenir une plaque tournante de la fabrication et de l’expédition?
Francisco Suarez (F. S.) : Oui, bien sûr. Merci. Le secteur de l’immobilier industriel est très prospère parce qu’il est au cœur de cette transformation majeure des chaînes de valeur dans la région et que la demande a grimpé en flèche. La délocalisation à proximité n’est pas un phénomène nouveau, mais la demande a été propulsée par trois facteurs : premièrement, la nécessité d’accroître la résilience des chaînes de valeur, qui ne fait pas l’ombre d’un doute depuis la pandémie. Deuxièmement, l’ACEUM, qui a augmenté la teneur en valeur de l’Amérique du Nord dans les échanges commerciaux. Troisièmement, les risques géopolitiques. Les programmes de dépenses d’envergure comme l’Inflation Reduction Act et la CHIPS and Science Act des États-Unis ne font qu’accentuer ces tendances. Pourquoi? Parce que nos chaînes de valeur sont grandement intégrées. Les allégements fiscaux récemment annoncés au Mexique accordés aux entreprises qui délocalisent leurs activités là-bas sont aussi attrayants. Depuis 2013, l’offre de biens immobiliers industriels augmente à des taux de 9 % en moyenne, mais la demande a fini par dépasser l’offre d’environ 15 %. Il n’y a donc plus aucun bien immobilier disponible sur la plupart des marchés, surtout dans le Nord. Cette insuffisance a causé une réaction en chaîne, venant accroître la demande dans d’autres régions comme le centre du Mexique, qui abrite d’importantes grappes d’entreprises dans les secteurs de l’automobile, de l’électronique et de l’aérospatial. Laissez-moi de vous donner deux exemples concrets. D’abord, une entreprise Fortune 500 canadienne de la chaîne de valeur de l’automobile est en train d’augmenter la capacité de sa coentreprise spécialisée dans les groupes motopropulseurs de véhicules électriques, qui approvisionne General Motors et Ford au Mexique, mais aussi Tesla au Texas. Ensuite, une entreprise Fortune 500 américaine de l’industrie pharmaceutique a pu augmenter sa capacité en transférant des chaînes de production de l’Europe au Mexique et a aussi réussi à combler certains de ses besoins en main-d’œuvre aux États-Unis en faisant temporairement appel à son effectif mexicain. Je pourrais vous donner d’autres exemples encore plus grandioses concernant de nouvelles chaînes de valeur indispensables en Amérique du Nord. Il suffit de penser à Foxconn et à Quanta, deux entreprises taïwanaises, qui ont annoncé d’importants investissements au Mexique. Ces exemples répondent au besoin crucial d’augmenter la capacité de production de microprocesseurs, ainsi qu’au besoin de créer un écosystème pour faciliter la transition vers les véhicules électriques dans l’industrie automobile. Pensez aussi à la nouvelle méga-usine que Tesla vient tout juste d’inaugurer dans la ville de Monterrey, où ont été enregistrés 50 % des investissements générés par la délocalisation à proximité jusqu’à présent. D’ailleurs, ce nombre ne reflète qu’une partie de la réalité, Rodrigo. Chaque bâtiment utilisé pour la fabrication légère nécessite la création d’une chaîne de valeur et entraîne des besoins logistiques. C’est l’une des principales raisons pour lesquelles nous pensons que la popularité des locaux à louer au Mexique peut encore augmenter, mais à des niveaux inférieurs à ceux observés aux États-Unis.
R. E. : Merci, Francisco. Le secteur manufacturier connaît une croissance prometteuse. Pouvez-vous aussi nous parler des effets de la délocalisation à proximité sur les moyens de transport, notamment sur les réseaux aériens en Amérique du Nord?
F. S. : Oui, bien sûr. Les aéroports régionaux du Mexique sont indispensables à la délocalisation à proximité, ce qui renforce les tendances observées ces dix dernières années quant aux déplacements aériens. Les annonces récentes d’Air Canada et de Delta illustrent l’importance d’ajouter des vols directs entre Toronto et Monterrey ou entre Detroit et Querétaro. Les aéroports tirent aussi leur épingle du jeu des importantes contraintes de capacité structurale que nous observons à Mexico, mais sous d’autres angles. De plus en plus populaire, l’aéroport de Tijuana permet de diminuer les problèmes d’engorgement à l’aéroport de San Diego en Californie du Sud. Comme il est situé à l’une des deux extrémités du Cross Border Xpress, un pont directement annexé à l’aéroport qui enjambe la frontière entre les États-Unis et le Mexique, il devrait continuer à connaître une croissance supérieure à la moyenne, sans compter que Tijuana est déjà un pôle de la fabrication de produits pharmaceutiques et électroniques.
R. E. : Pour continuer sur l’importance des réseaux de transport pour la délocalisation à proximité, Konark, comment les entreprises ferroviaires en profitent-elles et s’adaptent-elles?
Konark Gupta (K. G.) : Merci, Rodrigo. Les entreprises ferroviaires tireront certainement parti de la délocalisation à long terme, mais elles sont aussi l’un des éléments clés qui rendent ce phénomène possible à l’heure actuelle. Laissez-moi vous parler des effets de la délocalisation à proximité sur l’industrie du transport ferroviaire avant d’aborder son rôle. Les entreprises ferroviaires nord-américaines sont considérées comme un véritable pilier de notre économie, puisqu’elles acheminent environ 40 % de toutes les marchandises transportées sur de longues distances – plus que tout autre moyen de transport. Le flux des échanges commerciaux, et surtout le flux des échanges commerciaux transcontinentaux, est donc essentiel pour le trafic ferroviaire. Depuis l’entrée en vigueur en 1994 de l’accord commercial trilatéral entre les États-Unis, le Canada et le Mexique, anciennement appelé « ALENA », les importations américaines de biens en provenance du Mexique et du Canada ont augmenté à un taux annuel composé de 6 % pour atteindre aujourd’hui une valeur de près de 900 milliards de dollars. Dans les 30 dernières années, les importations entre les États-Unis et le Mexique ont augmenté deux fois plus vite que celles entre les États-Unis et le Canada. L’ALENA a été rebaptisé « ACEUM » en 2020. La pandémie et les tensions géopolitiques ont forcé les entreprises des quatre coins du monde à repenser leurs chaînes d’approvisionnement et à diminuer les risques qu’elles posent en se rapprochant de leurs partenaires et de leurs marchés finaux en Amérique du Nord. Par conséquent, des chaînes d’approvisionnement font un retour en Amérique du Nord et de nouvelles usines s’y installent, ce qui nécessite beaucoup de matières premières, de machines et de main-d’œuvre. La création d’emplois, la production localisée et le flux de produits finis et non finis contribueront progressivement au flux des échanges commerciaux nord-américain et donc au secteur ferroviaire dans les prochaines décennies. Comme le Mexique est l’épicentre de la délocalisation à proximité en raison de sa proximité avec les États-Unis, de sa démographie et de ses coûts attractifs, les entreprises ferroviaires sont très importantes pour rendre possible cette délocalisation à proximité. Que font-elles concrètement?
En 2021, le Chemin de fer Canadien Pacifique a décidé d’acquérir le Kansas City Southern Railway, qui exerçait ses activités aux États-Unis et au Mexique. La fusion d’une valeur de 31 milliards de dollars concrétisée en avril dernier marque le début d’un nouveau chapitre de la délocalisation à proximité. Cette société fusionnée, nommée « CPKC », est devenue le premier et unique chemin de fer transnational reliant le Canada, les États-Unis et le Mexique. CPKC a tout de suite lancé un nouveau service ferroviaire appelé « MMX » (Mexico Midwest Express), qui relie le Midwest américain aux marchés mexicains importants de Monterrey et de San Luis Potosí, qui bouillonnent d’activités industrielles aujourd’hui. L’entreprise souhaite remplacer beaucoup de camions de transport de marchandises dans l’axe nord-sud, ce qui aura des bienfaits environnementaux. J’y reviendrai sous peu. Suivant les traces du CPKC, d’autres grandes entreprises ferroviaires se sont réunies pour offrir une nouvelle option aux expéditeurs dans le corridor Midwest des États-Unis – Mexique. Par exemple, la plus importante entreprise ferroviaire du Canada, la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, s’est associée à la plus importante entreprise ferroviaire du Mexique, Ferro Max, et à l’entreprise phare américaine Union Pacific, pour lancer un service ferroviaire appelé « Falcon Premium ». MMX et Falcon généreront des bienfaits environnementaux en remplaçant un grand nombre de camions dans le corridor États-Unis–Mexique, où ce moyen de transport domine actuellement. Les trains sont environ 4 fois plus économes en carburant et émettent 75 % de moins de gaz à effet de serre que les camions. Même si la délocalisation à proximité présente une très grande occasion à long terme pour les entreprises ferroviaires, certains défis les attendent à court terme. Par exemple, l’industrie pourrait subir une importante réforme au Mexique, puisque les entreprises ferroviaires sont actuellement privées, mais empruntent des chemins de fer appartenant à l’État dans le cadre d’ententes de concession à long terme. Les entreprises ferroviaires se heurtent aussi à la popularité des camions le long de la frontière entre les États-Unis et le Mexique. De plus, des blocus et des vols ont nui aux activités ferroviaires par le passé.
R. E. : Merci, Konark. La croissance du secteur des matériaux de construction, surtout la demande de ciment au Mexique, est une autre occasion en or qui retient l’attention. Francisco, pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet?
F. S. : Oui, merci beaucoup. Dans le milieu de la construction, les entreprises de sidérurgie et de cimenterie tirent profit de la délocalisation à proximité et nous constatons déjà des pénuries sur les marchés tant au Mexique qu’aux États-Unis. Les importations d’acier en provenance de Chine font l’objet de restrictions commerciales, mais pas celles en provenance du Mexique. Les dépenses en construction résidentielle ont diminué aux États-Unis, mais cette baisse a été totalement compensée par la croissance du secteur de la construction industrielle. Les marchés du ciment et de l’acier n’arrivent pas à répondre à la demande. Nous devons tenir compte du fait que toutes sortes de tarifs douaniers limitent les importations d’acier chinois aux États-Unis, ce qui n’est pas le cas pour l’acier mexicain. Cette situation apporte donc une augmentation de la capacité de production d’acier au Mexique. Selon moi, le public général doit retenir que si le Mexique arrive à s’approprier ne serait-ce que 3 % de la superficie brute de location dans le secteur de l’immobilier industriel en Chine, son marché immobilier industriel actuel doublera de taille. Les possibilités sont donc très intéressantes et ne s’offrent pas seulement au secteur de l’immobilier. Comme nous l’avons mentionné : oui, chaque bâtiment de fabrication légère nécessite une chaîne de valeur et une grande logistique intégrée, mais aussi des logements résidentiels dans les régions qui profitent le plus de la délocalisation à proximité. D’ailleurs, le besoin d’infrastructures supplémentaires se fait cruellement sentir. Pour augmenter la capacité d’exportation, il faudra investir davantage dans les autoroutes et les passages frontaliers le long de toute la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Ces travaux viendront eux aussi augmenter la demande pour l’acier et le ciment.
R. E. : Merci, Francisco. En plus de l’énorme croissance observée dans tous ces secteurs, les occasions et innovations concernant les facteurs ESG atteignent de nouveaux sommets grâce à la délocalisation à proximité. Patrick, pouvez-vous nous expliquer la grande importance des facteurs ESG dans ce processus?
Patrick Bryden (P. B.) : Oui, bien sûr. Les facteurs ESG sont devenus, si je peux me permettre, le ciment qui unit la délocalisation et la protection des chaînes d’approvisionnement pour de nombreuses raisons. Nous avons traversé une pandémie suivie de pressions inflationnistes et de tensions géopolitiques. Nous assistons donc à une recrudescence du protectionnisme. Comme vous le savez, ces événements ont vraiment fait ressortir les vulnérabilités des chaînes d’approvisionnement. De façon plus générale, ce contexte a amené les entreprises à passer les leurs au peigne fin. Il ne fait donc aucun doute que la durabilité fait partie de l’équation. Selon moi, la délocalisation à proximité est envisagée pour la résilience des chaînes d’approvisionnement, mais aussi pour la résilience des entreprises, c’est-à-dire comment les entreprises, surtout celles qui attirent des investissements, se tirent de tous les défis auxquels elles sont confrontées. Ce concept est mis à l’épreuve chaque jour sur les marchés des actions et de la dette. Dans le cadre de nos fonctions, nous avons fait la connaissance de quelques grands spécialistes révolutionnaires de la durabilité, notamment M. George Serafeim de la Harvard Business School. Ce genre de secousses brutales sur les marchés offrent des possibilités de mieux comprendre les entreprises. Dans une étude, M. Serafeim et ses collègues ont évalué plus de 3 000 entreprises en utilisant le traitement des langues naturelles et la couverture médiatique des interventions des entreprises face à la pandémie de COVID-19. Cette étude intéressante a révélé que les entreprises aux interventions et à la gestion efficaces affichaient un rendement relatif plus élevé sur le marché. Ce qui n’est pas passé inaperçu. À mon sens, ces constatations montrent clairement comment les entreprises se positionnent par rapport au capital humain, à la chaîne d’approvisionnement et à l’adaptation de leurs produits et services lors de points d’inflexion du genre. Je crois donc que des enjeux comme l’intensité des émissions de carbone, les droits des travailleurs, l’approbation sociale des activités et autres sont beaucoup plus scrutés à la loupe parce que notre capacité à analyser les données ne cesse d’augmenter.
R. E. : Patrick, pouvez-vous expliquer ce qu’est le « trilemme de la délocalisation à proximité »? Nous avons inventé ce terme à la Banque Scotia il y a quelques semaines à la publication de notre rapport sur la délocalisation à proximité.
P. B. : Sur les marchés de l’énergie, nous entendons souvent parler du « trilemme de l’énergie ». Ce terme est aujourd’hui couramment employé par de nombreuses organisations, comme BP, McKinsey et autres, des exemples d’organisations à qui nous avons affaire au quotidien dans le cadre de nos recherches en placements. Il signifie qu’il faut concilier la sécurité énergétique, l’accessibilité financière et la durabilité, qui sont évidemment tous des facteurs très en vogue à l’heure actuelle. Il y a un parallèle à faire avec ce dont nous parlerons en ce moment. Nous croyons qu’il existe aussi, comme vous l’avez dit, Rod, un trilemme de la délocalisation à proximité, qui comprend les trois éléments suivants. D’abord, la sécurité des chaînes d’approvisionnement. Elles doivent être fiables. Ensuite, ce point peut sembler évident, mais c’est peut-être le plus important des trois, l’attrait économique. Les retombées doivent toujours suivre pour les entreprises. Finalement, les solutions durables. Les entreprises doivent tout simplement prendre d’assaut la durabilité de nos jours. C’est vraiment le ciment qui unit ce trilemme.
Je dois aussi souligner que, comme nous l’avons mentionné ici aujourd’hui, une autre force de marée entre en jeu, soit l’existence de subventions destinées à encourager les délocalisations à proximité et la transition énergétique. Elles peuvent être considérées comme très positives à l’échelle nationale, mais elles ont pour effet de créer une guerre des subventions à l’échelle mondiale. Il suffit de penser aux dispositions relatives au commerce international dont nous discutons aujourd’hui et à la réponse concurrentielle de l’Union européenne ou du Canada, ou encore de la Chine, dans des secteurs importants comme celui des minerais essentiels. Nous constatons donc une forte concurrence à l’échelle mondiale, que je pourrais comparer à une course aux armements, où les pays et les entreprises essaient de prendre de l’avance sur le phénomène.
R. E. : Quelles autres données ou anecdotes soutiennent la théorie du trilemme de la délocalisation à proximité de la Banque Scotia?
P. B. : C’est une excellente question. Je pense que la façon dont l’énergie a été utilisée comme arme dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine et la capacité des marchés du gaz naturel liquéfié d’Amérique du Nord et d’ailleurs à combler le besoin en l’espace d’un an est un exemple assez incroyable. Cette situation vous donne une idée de l’importance des questions de sécurité. Il convient aussi de noter que même si des centrales au charbon ont été mises en service en Europe pour prêter main-forte, la mondialisation du gaz naturel liquéfié a été le principal héros. En règle générale, il faut une dizaine d’années pour que les chaînes d’approvisionnement en gaz naturel liquéfié soient opérationnelles. Dans bien des cas, elles ont pu être utilisées en quelques mois, juste à temps. À court terme, nous entrevoyons une solution globale, des marchés de l’énergie et une transition énergétique, ce qui comprend donc les hydrocarbures. Nous traversons une période difficile aussi marquée par l’inflation. Cependant, j’entrevois une frénésie dans des secteurs comme le nucléaire, l’uranium, l’hydrogène, les énergies renouvelables et autres à moyen terme, à cause de ces enjeux de sécurité. Et la délocalisation à proximité sera assurément une solution privilégiée.
R. E. : Enfin, quel rôle les facteurs ESG peuvent-ils ou doivent-ils jouer pour propulser la délocalisation à proximité?
P. B. : C’est une question tellement multidimensionnelle… Je vais tenter d’y répondre de mon mieux. Généralement, les consommateurs votent avec leurs portefeuilles, mais nous assistons de plus en plus à une très forte demande pour la durabilité. Pour vous donner un ordre d’idée, le marché financier mondial représente 400 000 milliards de dollars. Il est composé à un quart de capitaux propres et aux trois quarts d’emprunts. Environ 10 % de ce chiffre est attribuable au mouvement de désinvestissement. Les gens se sont levés et ont dit : « Nous ne voulons pas investir dans les hydrocarbures ». Nous pourrions en déduire que l’autre proportion est composée de personnes qui ne cherchent qu’à faire des profits sans se soucier des conséquences de leurs activités. Je pense que le vrai milieu, soit 80 %, est la proportion qui se soucie beaucoup de la durabilité. Selon moi, cette mobilisation des consommateurs et des investisseurs est bien réelle. Depuis que les chaînes d’approvisionnement et la délocalisation à proximité ont fait surface, elles sont certainement plus scrutées à la loupe et la durabilité n’y échappe pas. Encore une fois, nous pensons qu’elle est le ciment qui unit le trilemme de la délocalisation à proximité.
D’ailleurs, nous pensons que les entreprises qui adoptent des pratiques durables se démarqueront. Pourquoi? Ce n’est pas tant parce qu’elles réussissent bien en ce qui concerne les facteurs ESG, la délocalisation ou les chaînes d’approvisionnement. C’est plutôt simplement un signe plus profond que ces entreprises sont mieux gérées et qu’elles réfléchissent plus soigneusement aux risques et aux occasions. Leurs décisions et leurs stratégies le démontrent. En résumé, nous pensons que l’adaptation des entreprises favorables à la délocalisation à proximité vient en partie de leur rendement concernant les facteurs ESG. Laissez-moi encore rappeler que c’est à cet élément que les investisseurs s’attarderont avant de prendre des décisions quant à l’affectation de capitaux.
R. E. : Merci, Patrick. Évidemment, les besoins liés aux facteurs ESG ont donné naissance à de nouvelles solutions énergétiques et donc à un essor de la fabrication de technologies vertes en Amérique du Nord. Tristan, pouvez-vous nous dresser un portrait de la situation actuelle?
Tristan Richardson (T. R.) : Bien sûr. C’est très intéressant. Je me suis joint à la Banque Scotia trois semaines seulement avant que l’Inflation Reduction Act entre en vigueur aux États-Unis. C’est un heureux hasard, car la Banque Scotia est vraiment une banque axée sur l’Amérique du Nord. Nous avons beaucoup parlé de cette loi et elle a fait les manchettes. Il est très difficile d’affirmer que ce n’est pas de l’une des mesures législatives les plus importantes que nous ayons vues depuis des décennies concernant la délocalisation à proximité, alors qu’elle n’est en vigueur que depuis 18 mois environ. Je pense que Pat l’a très bien expliqué en parlant non seulement de la résilience des chaînes d’approvisionnement, mais aussi de la résilience des entreprises, des marges et des bénéfices. La nature de cette loi et ses retombées attendues ont décidément fait couler beaucoup d’encre. Je pense qu’un peu plus d’un an plus tard, il est important de noter quelques-unes des retombées déjà visibles. Nous avons déjà constaté un changement important en ce qui concerne l’investissement dans de nouvelles capacités de production dans le secteur des technologies vertes. En effet, nous sommes témoins d’investissements massifs dans les panneaux solaires. Autrefois l’apanage de la Chine, ils font leur apparition marquée en Amérique du Nord, notamment aux États-Unis. Nous le voyons bien dans le secteur du stockage d’énergie. La technologie des batteries fait un retour en force en Amérique du Nord et sa capacité de production reprend. Ce n’est pas une réalité future, mais bien une réalité déjà installée. Nous en sommes aussi témoins dans les secteurs du captage de carbone et de l’hydrogène. Ce sont des milieux dans lesquels la capacité de fabrication explicite ou physique ne revient pas en Amérique du Nord parce qu’ils sont encore à l’état naissant. Il est plutôt question d’une expertise, d’un savoir-faire et d’une propriété intellectuelle originaires d’ici en Amérique du Nord. À mes yeux, il s’agit d’un effet secondaire évident de l’Inflation Reduction Act.
R. E. : Quelle a été l’incidence de l’Inflation Reduction Act sur les investissements dans le secteur de l’énergie solaire, entre autres?
T. R. : Excellente question. Si nous parlons précisément d’énergie solaire, plus de 50 nouveaux projets de production d’énergie solaire ont été annoncés depuis la promulgation de cette loi. Petite anecdote : First Solar, l’un des plus importants fabricants de panneaux solaires au monde, est en train de revoir radicalement sa capacité. Cette entreprise fera passer sa capacité de production de 16,5 gigawatts à 25 gigawatts, en plus d’augmenter la proportion produite aux États-Unis. À l’heure actuelle, environ 30 % de ces 16 gigawatts sont produits aux États-Unis. D’ici 2026, 60 % d’un beaucoup plus grand nombre seront produits aux États-Unis. Les dirigeants ont affirmé que cette initiative allait coûter 2,5 milliards de dollars dans les 2 prochaines années. Ce n’est là qu’un seul exemple d’une entreprise qui prouve ce changement radical dans les chaînes d’approvisionnement. Il est aussi important de parler des incitations économiques, Rod. Je pense que la motivation des entreprises n’est pas simplement d’accroître leur résilience. Il y a aussi une dimension économique. Les crédits d’impôt pour la fabrication nationale et l’utilisation de contenu national apportent certains avantages économiques concrets qui peuvent être comptabilisés dans les revenus des entreprises et être monétisés. Nous constatons donc, surtout aux États-Unis, une augmentation spectaculaire des marges de bon nombre d’entreprises, simplement parce qu’elles se sont tournées vers l’Amérique du Nord plutôt qu’ailleurs pour s’approvisionner.
R. E. : Qu’en est-il de la fabrication de batteries aux États-Unis?
T. R. : Bien sûr. Il est impossible de parler de stockage d’énergie sans mentionner le géant Tesla. Sa capacité nationale évoluait bien avant l’adoption de la loi. Il est donc difficile de dire qu’elle a eu une incidence directe sur la capacité de production nationale de Tesla. Cependant, mis à part Tesla, plus de 20 projets de batteries de véhicules électriques, de stockage général d’énergie (que ce soit pour les services publics, les résidences ou les véhicules électriques) et de fabrication ont été annoncés dans la dernière année. Comme pour l’énergie solaire, certains crédits d’impôt sont accordés pour ces types de solutions énergétiques autonomes. Si les produits sont constitués de composants d’origine nationale, ces fabricants peuvent bénéficier de subventions directes de la part du gouvernement. Elles sont monétisables. Elles sont transférables. Ces subventions sont donc une incitation économique concrète à investir, qui a été adoptée beaucoup plus tôt que nous le pensions tous.
R. E. : Enfin, comment se porte la capacité de production d’hydrogène propre? Que se passe-t-il dans ce secteur?
T. R. : C’est aussi un secteur intéressant. Nous en avons parlé un peu plus tôt. L’objectif n’est pas nécessairement de transférer des capacités de production existantes en Amérique du Nord. Il est plutôt de concevoir de nouvelles technologies. Comment monétiser, stocker et transporter l’hydrogène de manière sécuritaire et efficace afin que les applications futures de cette molécule puissent se tailler une place sur le marché ou être adoptées plus rapidement par les acteurs de l’industrie? L’horizon est beaucoup plus lointain, mais je pense que le secteur ne concerne pas seulement les entreprises en démarrage, les entreprises de l’industrie solaire ou les entreprises de batteries. Des entreprises énergétiques traditionnelles parmi les plus importantes au monde y consacrent beaucoup d’efforts. Exxon et Chevron ont annoncé avoir conclu des partenariats avec le ministère de l’Énergie. Ces pôles de l’hydrogène propre évoluent très rapidement. Les investissements frôlent les 10 milliards de dollars. Nous n’avons rien vu encore. L’hydrogène n’en est qu’à ses débuts. Nous avons là la preuve que ce n’est pas seulement un aspect de la délocalisation à proximité des capacités physiques. Il est question de propriété intellectuelle, de délocalisation à proximité et d’expertise. Il est question d’un savoir-faire qui fait partie intégrante de la délocalisation à proximité, surtout dans le secteur des technologies vertes.
R. E. : Tristan, merci.
T. R. : C’est un plaisir, comme toujours. Merci, Rod.
R. E. : Nous traversons une véritable période de transformation majeure des chaînes d’approvisionnement mondiales et cet élan n’est pas près de s’essouffler, car les marchés mexicains demeurent les grands gagnants. De son côté, le Canada adapte son économie pour rester en position de tirer son épingle du jeu.
Ce fut une discussion très instructive. Je tiens à remercier tous les invités d’aujourd’hui.
Présentatrice : Merci d’avoir écouté le balado Le point sur les marchés de la Banque Scotia. N’oubliez pas de suivre l’émission sur votre plateforme de balado préférée. Vous pouvez aussi consulter notre site Web (https://www.gbm.scotiabank.com/fr.html) pour d’autres émissions riches en réflexions.
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